« Un jour, peut être, je reverrai la mer d‘Ismir » – Portrait d’un journaliste turc exilé
« Si je n’avais pas téléphoné à ma mère ce jour-là, aujourd’hui je serais probablement en prison. A présent je ne peux pas rentrer en Turquie, la police m’appréhenderait à l’aéroport : c’est le prix que je paye pour avoir partagé mes caricatures sur Internet ».
« Le coup d’Etat de juin 2016 ? Cela n’a été qu’une mise en scène. Le Président Erdogan veut détruire la démocratie en Turquie, effacer Atatürk de la mémoire collective et devenir le chef de la communauté musulmane au Moyen-Orient. La révolte n’était qu’un prétexte pour renforcer son pouvoir« .
Lalbi est un jeune caricaturiste turc arrivé en France en octobre 2016, après avoir fuit l’Albanie. Aujourd’hui, il réside à la Maison des journalistes. Il attend que l’OFPRA lui accorde le statut de réfugié politique. Le désir de retourner en Turquie ne l’abandonne pas, mais il sait très bien que la situation politique actuelle le rend irréalisable.
Histoire dans l’HISTOIRE : en Turquie, la révolte de juin 2015 fait basculer la démocratie, ainsi que la vie de Lalbi
L’histoire de Lalbi commence en 2011, lorsqu’il se trouve en Albanie pour obtenir un Master sur le poète communiste turc Nizam Hikmet, mort en exil à Moscou en 1963. Avec Hikmet, Lalbi partage la proximité avec le mouvement anti-gouvernemental de Gulen et l’amour pour la liberté d’expression et les droits humains fondamentaux.
A côtè de ses études, Lalbi entame sa carrière journalistique en travaillant comme reporter et caricaturiste pour le journal turc Zaman. A travers ses caricatures, qu’il partage sur les réseaux sociaux, Lalbi insiste sur l’importance de la liberté de la presse et du respect des droits de l’homme.
« Les choses ont commencé à mal tourner quand mon directeur artistique a été emprisonné à cause de sa proximité avec le mouvement Gulen ; aujourd’hui il est toujours en prison et risque jusqu’à quarante ans de détention. »
En Turquie, Gülen est le seul rempart antigouvernemental, explique Lalbi. La force du mouvement réside dans le fait que ses membres sont des gens qui ont étudié, qui peuvent comprendre la réalité politique turque et la dénoncer. « C’est pourquoi Erdogan veut supprimer le mouvement : parce qu’un peuple ignorant est plus facile à contrôler » renchéri-t-il.
Puis est venu le soi-disant Coup d’Etat, le 15 juin 2016, et les choses ont vraiment mal tourné. En une nuit, 25 000 personnes ont été arrêtées. Trois heures seulement après le soulèvement, Erdogan a affirmé publiquement que le mouvement Gülen était derrière l’attaque et a appelé la population à tuer les membres du mouvement. 250 personnes ont été tuées par des civils turcs.
Une persécution massive, qui atteint le système éducatif
Après le 15 juin, c’était l’effondrement de la démocratie. Entre 2016 et 2017, 150.000 personnes ont été emprisonnées, dont plus de 1.000 enfants. Plus de 3.000 personnes ont été tuées et environ 5.000 ont disparu.
Dans les mois suivants la révolte, Erdogan a entamé une répression massive de tous ses opposants. La purge qui s’est étendue au système éducatif turc a atteint particulièrement le mouvement Gülen : des nombreuses écoles ont été fermées et les enseignants ont été obligés de démissionner.
Parmi les victimes de cette épuration, la soeur de Lalbi, qui enseignait l’anglais dans une école proche du mouvement. Aujourd’hui Lalbi ne sait pas où se trouve sa soeur, ni si elle est en sécurité.
Rentrer dans son pays : un chemin impossible
« Malgré la gravité de la situation, je voulais rentrer en Turquie pour revoir ma famille », explique Lalbi. Mais au téléphone, sa mère lui dit de ne pas revenir, car la police turque était passée la veille, à la recherche de Lalbi.
« Si je revenais, ils m’auraient arrêté directement à l’aéroport« , poursuit-il. Lalbi se rend compte d’être pris au piège: il ne peut pas retourner en Turquie et il ne peut même pas rester en Albanie. « En Albanie, il y avait beaucoup de sympathisants du gouvernement turc, et quelqu’un avait reporté mon nom à l’ambassade turque : je risquais d’être kidnappé et ramené en Turquie à tout moment« .
C’est ainsi que Lalbi tourne son regard vers la France pour la première fois. Il raconte que ce n’était pas facile d’obtenir un visa, mais qu’il ne voulait pas partir illégalement. Aujourd’hui, Lalbi est hébergé à la Maison des journalistes et espère apprendre le français le plus rapidement possible, afin de commencer à travailler comme caricaturiste ici en France.
Lalbi est un nom d’emprunt pour préserver son anonymat.
Souvenir
Quand j’habitais à Ismir, la ville où je suis né, il y avait un endroit près de la mer.
Je me souviens.
J’y allais avec mes camarades : on discutait de tout et on attendait le couché du soleil.
Quand j’ai envi de pleurer pour ce qui se passe en Turquie, je pense au couché du soleil sur la mer d’Ismir.
Et je me dis que… peut-être un jour… je le reverrai.