RENVOYÉ SPÉCIAL. « LE PRIX DE LA LIBERTÉ C’EST LE PRIX DE NOTRE VIE, ON LE PAYE AU JOUR LE JOUR. »

Le mardi 11 juin 2024, dans le cadre du programme « Renvoyé spécial » en partenariat avec le CLEMI et la région Île-de-France, des élèves du lycée Hector Berlioz à Vincennes ont eu la chance de s’entretenir avec Rodly Saintiné, journaliste haïtien en exil résidant à la Maison des journalistes (MDJ). À l’occasion de cette dernière rencontre de l’édition 2023-2024, les lycéens ont pu échanger avec l’intervenant sur son parcours, sur la place des médias en Haïti, la censure politique, mais aussi la vie au milieu d’une guerre de gangs et d’une situation socio-économique critique qui tourmente la population au quotidien. 

Au début de ces deux heures d’échange, Rodly Saintiné a énuméré à la classe les richesses culturelles et économiques de son pays qui le rendent unique. À quelques milliers de kilomètres de Miami et à la frontière avec la République dominicaine, Haïti dispose de magnifiques paysages et abrite de nombreuses croyances religieuses, notamment le catholicisme et le vaudouisme. De fait, c’est dans la culture que Saintiné entame sa carrière médiatique, animant une émission de musique à la radio où il reçoit de nombreux artistes locaux. Avec une économie principalement agricole, Haïti est un territoire qui de l’extérieur a tout ce qu’il faut pour rayonner à l’internationale, selon le journaliste. Néanmoins, l’injustice sociale est bien présente, Saintiné ayant vécu dans le plus grand bidonville du pays, Cité Soleil, ce qui le mènera à convertir les iniquités qu’il subit en force. Ainsi, il lui est arrivé d’inviter à plusieurs reprises des musiciens politiques et des activistes à prendre la parole afin de mettre la lumière sur l’instabilité nationale qui affaiblit Haïti.

« Haïti est un beau pays, mais il reste le pays de tous les malheurs ». C’est ce que Rodly Saintiné définit comme le “paradoxe” d’Haïti, une situation qu’il propose aux lycéens de mettre en perspective tout le long de la conférence pour comprendre au mieux l’état de pauvreté de son pays. Il commence notamment par citer les nombreuses catastrophes naturelles, tel que le tragique tremblement de terre du 12 janvier 2010 qui a officiellement fait des centaines de milliers de morts, et qui fait partie d’un nombre important d’accidents qui ont drastiquement ralenti le développement du pays. Depuis des siècles, Haïti connait un fort dérèglement socio-économique, de son passé colonial à sa « double dette » dès son indépendance au début du 19e siècle, ayant dû rembourser des dizaines de milliards de dollars aux États Unis et à la France entre 1825 et 1950, menant le pays à une forte perte de croissance économique. En Haïti, ce sont aussi près de 85% des écoles qui se voient privatisées, l’accès à l’éducation étant restreint à une minorité.

Ces dernières années, les dirigeants ont été plongés dans une grande crise politique, administrative et judiciaire, octroyant la possibilité aux gangs d’intervenir dans l’organisation de la vie politique ; acte qui se concrétise officiellement avec l’assassinat du dernier Président de la république d’Haïti en date, Jovenele Moïse, en juillet 2021. À ce jour, le poste à la présidence du pays est vacant.

« La situation en Haïti renvoie à une insécurité totale. Ils ne font pas la différence entre un journaliste politique ou culturel : on devient automatiquement une cible. »

Rodly Saintiné

Un an plus tôt, en 2020, la vie de Rodly Saintiné bascule lorsqu’il décide de partager un reportage sur le lien entre une entreprise et les gangs à Cité Soleil. Comme d’autres journalistes, , il se retrouve rapidement dans le viseur des gangs unis par Jimmy Cherizier, dit “Barbecue”, un ancien policier à Port-au-Prince devenu l’un des criminels les plus influents du pays. Il assiste à une violence qu’il qualifie “d’inimaginable”, des homicides au quotidien commis par des individus lourdement armés. Elle contribue à une instabilité qui empêche de nouvelles élections et, surtout, qui bafoue la liberté d’expression et de la presse.
Ainsi, en 2023, après de nombreuses mises en garde et tentatives d’assassinat, jusqu’à même mettre en scène sa propre mort pour disparaître des radars de ses opposants, Saintiné rejoint les 300 000 déplacés qui cherchent à s’extirper de la guerre civile qui gronde depuis déjà trois ans.

Même en exil, il continue son travail journalistique en cachette, contribuant notamment à un reportage réalisé par Ritchy Fortuné, étudiant de l’école des médias en Haïti, sur l’enrôlement des enfants dans les gangs. En effet, aujourd’hui, ce sont près de 40 à 50% d’enfants qui constituent les groupes armés haïtiens. Dans ce reportage, l’un d’eux a eu le courage de témoigner, ce qui lui a valu la mort : un décès que Saintiné a déploré devant les lycéens.

« Le prix de la liberté c’est le prix de notre vie, on le paye au jour le jour. »

Rodly Saintiné

En parallèle, il explique qu’il continue à gérer et à enseigner à l’école des médias qu’il a ouverte en Haïti, un projet au travers duquel il se bat au quotidien malgré les conditions déplorables de ses élèves qui assistent à ses cours en distanciel. De quoi attiser la curiosité et les questionnements des lycéens qui n’ont pas connu une telle violence à quelques pas de leur établissement scolaire.
Lors d’une heure de dialogue, ils se sont surtout intéressés au parcours du journaliste lorsqu’il est arrivé en France en 2023, où il débarque presque sans aide et sans moyen de communication. “Les premiers huit jours, je les ai faits dans la rue”, a-t-il dit aux étudiants. Depuis qu’il vit sur le sol français, il continue à s’informer quotidiennement sur l’évolution de la situation dans son pays natal.

« J’ai espoir qu’une certaine stabilité se rétablisse dans mon pays, assez pour que je puisse y retourner ». Pour l’instant, Rodly Saintiné loge toujours à la Maison des journalistes, qu’il décrit comme son “petit havre de paix.” Il finit par expliquer humblement aux élèves : “Je ne suis pas fier de ce que je vous raconte, je suis désolé, mais c’est la réalité.” Il clôture en beauté cette année de “Renvoyé spécial”, surpassant la censure qu’il subissait en Haïti en proposant une approche interactive sur son parcours, illustrant la puissance de la parole et d’une expression libre.

La rencontre de Rodly Saintiné a marqué la clôture d’une édition au bilan satisfaisant. L’année 2023/2024 de Renvoyé spécial Lycées a connu plus de 60 interventions à destination de plus de 2 300 lycéens. Nos journalistes, principaux acteurs de Renvoyé spécial, partent, avec le même enthousiasme, dans différentes villes de France pour mener à bien cette opération dans les salles de classe.

Pour l’année académique 2023/2024, RS-Lycées c’est :

65 rencontres dont 17 en Ile-de-France
2 300 bénéficiaires sensibilisés
26 académies
47 villes
18 journalistes mobilisés, dont 5 femmes
4 langues de communication : français,  anglais, arabe et espagnol
12 pays / régions représentées : Afghanistan, Congo-Brazzaville, Cuba, Guinée, Haïti, Kurdistan (Irak), Kurdistan (Turquie),  Liban, Mali, Syrie, Tunisie et Zimbabwe

RS-Lycées est mené conjointement avec le CLEMI, partenaire historique de la MDJ. La Région Ile-de-France et le Réseau des médiathèques de Lunel Agglo, sont aussi partenaires de cette édition. La MDJ remercie l’ensemble de ses partenaires pour leur engagement et leur précieux soutien.

Par Benjamin Treilhes

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©  Benjamin Treilhes