La pandémie à la MDJ
Exil, journalisme et les enjeux du confinement
Suite au confinement causé par la pandémie de la covid19, une historienne a conduit une série d’interviews avec l’équipe de la MDJ et les professionnels des médias exilés qui partagent leurs vies à la Maison des Journalistes. Tandis que les salariés ont parlé des enjeux actuels de l’asile politique et de la liberté de la presse d’un point de vue professionnel, les journalistes ont partagé leurs expériences de l’exil et du journalisme de manière beaucoup plus intime.
Comprendre le contexte: une historienne collecte des témoignages
L’association Maison des Journalistes – MDJ est engagée dans le développement de stratégies qui répondent au contexte global de violation de la liberté de la presse et de mobilité forcée des journalistes vers l’Europe.
Plus précisément, la MDJ promeut trois missions:
- accueillir et soutenir les professionnels des médias demandeurs d’asile en France en leur donnant un logement à Paris ;
- favoriser la liberté et la diversité de la presse en encourageant l’activité professionnelle des journalistes exilés ;
- sensibiliser les jeunes aux nouveaux enjeux des médias par l’organisation de rencontres publiques dans les écoles, les universités et les prisons.
J’ai commencé mon stage à la MDJ le 8 juin 2020. Une semaine avant, le staff est venu travailler aux bureaux pour la première fois depuis le 13 mars.
Durant ces longs mois de confinement, l’organisation du travail avait changé : les salariés étaient en télétravail et n’étaient donc plus présents auprès des journalistes.
Les quatorze journalistes exilés que la MDJ accueille en résidence redécouvraient la liberté de quitter leurs chambres [NDLR: ils pouvaient circuler librement dans la maison des journalistes, cependant par précaution, il était recommandé de rester dans sa chambre], rattraper leurs cours de français ou de journalisme et se promener dans la ville sans aucune restriction.
Mon stage commençait donc à un moment particulier de la vie de l’association. L’organisation et le fonctionnement devant s’adapter à la transition liée aux normes sanitaires imposées par la Covid19.
Je suis historienne et en tant que telle je suis intéressée par les changements dans le temps, la recherche des preuves et l’analyse de continuités et discontinuités par rapport à un événement ou une question spécifique. En m’installant progressivement dans la MDJ, j’ai commencé à me demander si les gens qui travaillent et habitent à la MDJ avaient changé la façon dans laquelle ils interprètent et interagissent avec leurs alentours.
En particulier, est-ce que les membres de l’équipe encadrante et les journalistes de la MDJ pensent de façon différente à la MDJ en tant qu’association et résidence ainsi qu’aux notions de journalisme et d’exil ? Si oui, pourquoi ?
Afin de répondre à mes questions, dans la période du 22 juin au 6 juillet 2020, j’ai interviewé trois des sept responsables de l’association et cinq des quatorze journalistes exilés qui respectivement travaillent et habitent à la MDJ. Alors que j’ai posé les mêmes questions à tous les interviewés, chaque conversation a été différente en termes d’intensité, durée, lieu, niveau d’interaction, langue (anglais, français), moyen de communication (écrite, orale) et collecte de données (prise de notes, enregistrement). Ma priorité étant de mettre mes interlocuteurs à l’aise, je devais adapter le format de l’interview au rythme et à la personnalité de chacun.
Au-delà de leur position ou vécu, toutes les personnes interviewées ont dit que, d’un point de vue logistique, le confinement a amené des enjeux qui durent encore aujourd’hui.
Le temps d’attente pour une demande d’asile a beaucoup augmenté parce que les bureaux de l’Office Français de Protection des Réfugiés et Apatrides (OFPRA) ont fermé pendant le confinement et maintenant font face à un grand retard au niveau du traitement des demandes ; pour les journalistes exilés, la recherche de travail et logement est devenue beaucoup plus difficile en conséquence de la crise économique actuelle, qui affecte négativement le financement de la MDJ aussi ; la MDJ et ses partenaires ont dû reporter ou annuler toute les rencontres et conférences publiques afin de respecter les mesures de sécurité. La pause estivale aussi contribue à ce climat d’attente, suspension et incertitude, alors qu’en France les écoles, les universités et la majorité des bureaux ferment ou réduisent leurs opérations pendant les mois de juillet et août.
Lors de mes entretiens, les membres du personnel ont mis l’accent sur les enjeux professionnels, tandis que les journalistes exilés se sont attardés sur leur expérience de la crise sanitaire en partageant une perspective beaucoup plus intime.
D’un côté, la directrice Darline Cothière, la responsable des partenariats et de la recherche de fonds Camille Peyssard-Miqueau et le responsable de l’action sociale et d’hébergement Antonin Tort, ont mis en avant la crise économique et son impact négatif sur les fonds de la MDJ.
Alors que les partenaires financiers principaux de la MDJ – notamment des médias français – souffrent d’une détérioration de leurs finances, l’une des principales préoccupations de l’association est de développer de nouveaux partenariats et de nouvelles initiatives qui contribueront au soutien économique de l’association.
Certains d’entre eux se sont sentis délaissés durant cette période. Finalement, cet épisode s’est révélé fédérateur.
Ces problématiques de financement ne sont pas celles des journalistes résidents. La mise en place rapide du confinement a bouleversé leur quotidien. C’est donc leur rapport aux habitudes prises en France, à la vie de la MDJ, aussi bien en tant qu’individus qu’en tant que collectivité, qui a évolué. Tout cela a changé du jour au lendemain, chacun ayant ses inquiétudes, ses pertes de repères et sa manière de vivre les risques liés au coronavirus.
La directrice Darline Cothière a interprété leur condition individuelle en termes de résilience ou de fragilité, selon l’aptitude et le vécu de chacun.
« Au niveau individuel, nous avons tous été fragilisés par le confinement: chacun à partir de ses propres capacités et vécu. Or, la capacité de résilience est propre aux journalistes exilés. […] La crise sanitaire n’est pas une répression, il s’agit plutôt d’une expérience difficile et nouvelle. Cependant des journalistes ont vécu cette épreuve avec beaucoup d’inquiétude et d’angoisse, ce qui est légitime. Pourquoi ? Car ils sont déjà dans une attente et une transition entre leur vie d’avant et leur vie future. Le facteur «inconnu» est donc très présent dans leur vie. »
Les journalistes se sont retrouvés confinés pendant des mois, ils ont été exposés aux angoisses, aux frustrations et aux attentes de chacun par rapport à la MDJ.
Certains d’entre eux se sont sentis délaissés durant cette période. Finalement, cet épisode s’est révélé fédérateur et a donné l’opportunité à l’équipe de permanents et aux journalistes de discuter sans ambiguïté des quelques points d’incompréhension et ainsi clarifier la situation pour chacun.
Cette réunion a permis de comprendre l’angoisse des journalistes et de la dissiper. Pour la directrice, ces réactions et ces revendications sont naturelles et ont fait de la MDJ un microcosme de la société :
« Au niveau collectif, il y a eu un effet de groupe. Toutes les frustrations individuelles ont contribué à créer une inquiétude générale. Ceux qui n’étaient pas inquiets ont été quand même influencés par ce climat anxiogène. La MDJ, à l’image de la société, a développé un mouvement de revendication collective et remise en question des institutions. La crise a pu mettre en lumière une certaine interprétation que les journalistes donnaient de la MDJ qui ne correspond pas à ses missions réelles. […] Le confinement a imposé aux journalistes de se retrouver entre eux et d’ainsi parler de leurs frustrations et attentes. Dans ces discussions, des informations fausses sur la MDJ ont circulé, des fake news !
Ça nous a permis d’identifier un problème de communication entre journalistes et membres de l’équipe encadrante, et d’élaborer des solutions nouvelles: informer d’avantage, organiser des ateliers et des réunions régulières. Le confinement s’est donc révélé une opportunité pour identifier un problème et renforcer la communication. »
De l’autre côté, les cinq journalistes exilés que j’ai interviewés ont partagé une perspective très personnelle sur la pandémie, le confinement et leur impact dans le présent et dans l’avenir.
Mohammed (photojournaliste syrien qui travaille chez EPA.eu) a décrit sa perception du confinement en termes d’espace-temps. « La vitesse naît de l’entrelacement du temps et de l’espace. Quand l’espace est statique dans la longue durée, le temps s’arrête: la vitesse baisse jusqu’à presque zéro. »
«Lockdown: you lock your spirit in the down» m’a dit Mohammed.
L’arrêt du temps a causé un sentiment généralisé de dépression à la MDJ :
« Pendant le confinement, les deux heures par jour que je passais avec les autres journalistes étaient très tendues. Les journalistes n’allaient ni à la gym, ni à l’école… et avaient une attitude très négative. Je suis devenu conscient des limites et des fragilités de chacun, moi y compris. Un autre problème est l’attitude des gens qui ont vécu la guerre et qui du coup relativisent les dangers de la pandémie, en disant par exemple: «nous avons souffert beaucoup dans nos vies, on se fout du coronavirus». Quand je parle avec mes amis qui sont en Syrie, je comprends qu’ils s’en moquent. Ils disent, nous mourrons tous et c’est peut être mieux ainsi. »
Au-delà des sentiments généralisés de désespoir, les journalistes exilés ont perçu la crise sanitaire et ont réagi au confinement de façon différente.
Par exemple, Adam (journaliste tchadien free-lance) et Mamadou (journaliste de Guinée Conakry free-lance) m’ont confié que, lorsque le gouvernement français a recommandé aux gens de se confiner, les quatorze journalistes se sont brutalement enfermés dans leur chambre.
En quelques heures, «cette grande famille s’est brusquement distanciée» m’a dit Mamadou.
Toutefois, ces deux journalistes ont attribué leur problématique principale à l’isolement. Adam a été confronté à un ennui insupportable qui lui a finalement appris la patience.
Le confinement a solidifié la solidarité.
Mamadou, par contre, m’a affirmé que lui et d’autres journalistes ont vécu un profond manque de confiance en eux-mêmes, car d’un jour à l’autre leurs points de référence (professionnels, légaux, scolaires) n’étaient plus disponibles pour les soutenir. Comme ses professeurs à la fac ne pouvaient plus l’aider à finaliser son mémoire, Mamadou a du travailler tout seul.
Ça lui a donné l’opportunité de gagner en confiance en soi et il a acquis un nouveau sens des responsabilités.
« D’habitude, on voit les gens, les portes sont grandes ouvertes… Moi j’aimais bien aller dans les bureaux du staff et dire «bonjour» tous les matins. On s’est retrouvé sans les services garantis par l’équipe de la MDJ, ce qui nous a donné de nouvelles responsabilités. […] Parmi les journalistes, avant le confinement, on n’avait pas forcément besoin de s’entraider. Le confinement a solidifié la solidarité. Par exemple, j’ai aidé un journaliste à écrire des mails en français. […] Je me sens plus indépendant qu’avant, parce que je travaille tout seul sans l’approbation ou le soutien de mes professeurs. J’ai appris que je peux être seul et travailler avec confiance. »
Les deux, Adam et Mamadou, se sont sentis « unis dans la distance » selon les mots d’Adam. Mais de cette expérience, ils ont tiré des enseignements différents.
Du côté de Mohammed, l’expérience du confinement était encore différente et correspond plutôt à ce que la directrice définit comme une «résilience» naturelle des réfugiés politiques :
« Être exilé, je ne te le souhaite pas. Imagine l’exil, tout est douloureux, c’est comme un coup de couteau dans le cœur ; tu t’en fous si une guêpe vient te piquer. Tu auras «une poker face» sans aucun sentiment, toutes tes pensées seront vers ton pays d’origine. L’exil est un couteau qui empêche toute aiguille de pénétrer. C’est juste une “poker face” du cœur. Si toi tu bois du café et après tu bois du thé, tu ne sentiras pas la saveur du thé parce que la saveur du café est trop forte.
Pour moi la pandémie est une aiguille parce que le gouvernement est de ton côté, il y a un ennemi commun à combattre ensemble.
Mais moi, je me sens toujours discriminé: dès que je me présente comme syrien, on m’accuse d’être affilié à DAESH (l’Etat islamique en Syrie), or même si je ne sais pas parler français, les gens me parlent seulement en français. Même les réfugiés en France discriminent les réfugiés en respectant seulement ceux qui parlent français. En arabe, le mot exil a une signification très mauvaise, le mot vient du verbe «pousser quelqu’un à partir», c’est l’idée du «déplacement forcé». Si tu le dis en arabe, le mot est tellement dur que son sens doit te faire pleurer. »
Tandis que les membres de l’équipe ne me parlaient que d’un point de vue professionnel de l’impact de la pandémie et du confinement, ces réponses suggèrent que les journalistes exilés n’envisagent pas une séparation nette entre leur vision professionnelle et personnelle de la crise.
Pendant cette période de confinement, Mamadou s’est beaucoup inquiété des contrôles policiers liés aux interdictions de déplacement. L’État français avait établi que les gens pouvaient sortir seulement une heure par jour dans une distance d’un kilomètre et qu’il fallait avoir une certification signée qui rapportait l’heure et les raisons de la sortie.
Mamadou m’expliquait que sa peur ne concerne pas que lui, la police pouvant demander les papiers à n’importe qui, sans raison particulière. Ce climat de surveillance est devenu une source d’angoisse parmi les exilés comme Mamadou. Difficile pour eux de ne pas repenser aux violences policières qu’ils ont subi avant d’être réfugié politique en France.
La première chose qui m’a frappée dans les réponses des journalistes à mes questions a été qu’ils continuaient à me parler de leur vie d’avant l’exil ou à mettre en connexion leur condition présente avec leurs expériences issues de leurs pays d’origine.
Pour eux le journalisme n’est pas juste une profession, c’est une mission.
En parlant de sa vision du confinement comme un entrelacement d’espace et temps, Mohammed m’a expliqué:
« Ma vision du confinement en termes d’espace-temps vient de mon expérience. Pas l’expérience de mon confinement, mais lors du siège de Douma, ma ville. Tu sais quand on dit que les yeux ont besoin de voir un objet distant pour être stimulés et confortables ? Je n’ai pas vu un objet lointain pour 7 ans en Syrie. L’horizon en Syrie n’existe plus et les yeux sont épuisés. Kidnappings, bombardements, arrestations, jihad ne permettent de voir que des objets proches. Pendant 7 ans, on a expérimenté toutes les armes que tu peux imaginer sur nous, et après ces 7 ans, quand le même espace était encore attaqué, le temps continuait toujours à ne pas passer.
Quand je suis parti de Syrie en 2018, je me suis senti comme en 2012, le temps n’était pas passé là où j’étais resté. Je suis parti et je suis arrivé en Turquie. En Turquie, j’ai vu pour la première fois plus de 800 personnes dans le même espace. Dans la gare ferroviaire en Turquie, il y avait 500 personnes qui arrivaient et repartaient. Là, j’ai réalisé que le monde est super connecté pour la première fois. Le confinement du printemps 2020 pour moi est similaire à mon expérience du siège de Douma. Par contre, c’est très différent aussi: tout le monde était confiné en même temps.
Le seul aspect de la crise actuelle qui me touche est l’inégalité du virus qui affecte des gens beaucoup plus que d’autres, comme la guerre en Syrie. »
Mamadou prolonge les mots de Mohammed par son expérience :
« J’ai eu l’expérience d’Ébola dans mon pays. Ébola n’a pas été contenue dans mon pays à cause des mauvais services sanitaires. Mais un vaccin a été trouvé, il y a quand même des traitements alternatifs crédibles. En plus, c’était une épidémie, pas une pandémie. Ceci est la différence majeure par rapport au coronavirus. »
La deuxième chose qui m’a frappée, c’est que tous les journalistes ont exprimé une passion pour le journalisme qui va au-delà de l’épanouissement professionnel. Pour eux le journalisme n’est pas juste une profession, c’est une mission.
Mamadou m’a expliqué pourquoi il n’a pas publié d’articles pendant le confinement et ce qui le préoccupait le plus dès le début de la pandémie:
« Un journaliste est par définition quelqu’un qui s’adapte à une nouvelle situation. Avec l’urgence sanitaire je me suis rendu compte que les journalistes avaient la grande responsabilité d’informer les lecteurs.
Plusieurs journalistes ont décidé de rapporter les données brutes sur les milliers de morts et de malades, et en faisant ça ils ont contribué à donner une certaine qualité aux articles et à alimenter le climat d’angoisse générale. De mon côté, en tant que journaliste je ne voulais pas contribuer à ce climat d’angoisse. Du coup je n’ai pas beaucoup écrit parce que les nouvelles avec les données brutes des morts ne portaient que tristesse et angoisse.
En plus, je me suis rendu compte que les fake news ont beaucoup plus circulé: il y a une prolifération d’informations falsifiées dans les pays comme le mien (Guinée Conakry) où le pouvoir ne donne pas aux journalistes l’accès aux informations sur le coronavirus. Ça a mis les journalistes au défi partout.
C’est l’un des enjeux de la liberté d’information. Les journalistes ne pouvaient pas aller sur place librement et vérifier la qualité des sources, ils ne pouvaient pas être témoins directs. J’ai donc décidé de m’engager dans la sensibilisation à la qualité de l’information plutôt que dans la rédaction d’articles. »
Les journalistes ne pouvaient pas aller sur place librement et vérifier la qualité des sources, ils ne pouvaient pas être témoins directs.
D’autres journalistes aussi ont évoqué la question des fake news, le manque de transparence et les responsabilités des journalistes dans la crise sanitaire actuelle. Mohammed m’a dit :
« Pendant le confinement les fake news circulaient plus qu’avant. Par exemple, un ami m’a envoyé une vidéo qui montre une personne qu’on suppose infectée par le coronavirus qui lèche une barre de métro. Mais bien sûr il n’y a pas de preuve que la personne a fait ça après le début de la pandémie ou qu’elle soit vraiment malade. En Syrie et ailleurs, ces fake news tuent les gens. Par exemple, imagine la réaction des gens dans les magasins en Syrie si la rumeur affirme qu’il n’y a plus de sucre ou de papier toilette? »
Tandis que Maiirbek (reporteur kazakh au sujet des camps de concentration Ouïghours en Chine) :
« À cause de la pandémie, j’ai interagi beaucoup moins qu’avant avec mes sources en Chine et en Kazakhstan. »
Un journaliste anonyme pour sa sécurité m’a confié :
« J’ai été très très inquiet pour ma famille, parce qu’il n’y a pas de transparence et de liberté de la presse en Egypte et tu ne peux pas savoir comment la situation se déroule. Je contacte toujours mes parents et je leur dis de rester à la maison, tandis que les médias en Egypte disent que tout va bien. En Afrique, en Egypte, la situation est très grave parce qu’il n’y a pas d’hôpitaux développés. Je suis encore très inquiet. La situation empire, et l’épidémie se propage. »
L’expérience de Mohammed montre comment les journalistes exilés sont encore liés à leur vie d’avant l’exil et continue d’envisager le journalisme en tant que mission de vie.
Au milieu du confinement, mi-avril, son agence de presse lui a commandé une photo de l’applaudissement collectif de 20 heures, le rituel par lequel les français montraient leur gratitude envers le personnel hospitalier de leur fenêtre.
« Je suis rentré à la MDJ de la même façon que je rentrais dans mon abri… »
Ce jour-là, Mohammed a subi des sentiments similaires à ceux qu’il éprouvait en Syrie:
« Prendre une photo ne demande pas seulement un bon encadrement, un bon angle ou une bonne perspective. Je dois faire attention à la lumière et au temps (temps et lumière sont aussi connectés). Une fois, je devais prendre une photo de l’applaudissement collectif de 20 heures qui avait la Tour Eiffel en arrière-plan. Ce travail m’a rappelé mon expérience en Syrie, quand je prenais des photos pendant la suspension de couvre-feu et j’attendais les moments de sécurité pour sortir de la cave où je me réfugiais et prendre des photos. Parfois j’avais seulement une minute ou quarante secondes. Je ne savais pas où les bombes allaient tomber.
Je ne savais pas comment prendre une photo, choisir le bon angle, travailler avec la lumière, parce que le reste du jour j’étais confiné dans mon refuge et je ne savais pas ce qui se passait dehors. J’avais besoin de construire mes photos dans la durée très courte de suspension du couvre-feu. J’étais dans mon refuge, je recevais des message WhatsApp qui m’informaient sur ce qui arrivait dans la rue.
Après je sortais et prenais des photos d’oiseaux ou d’autres choses. Puis j’écoutais la rumeur des bombes et je courrais vers mon refuge. Donc pendant le confinement, on m’a assigné le travail de prendre des photos de gens qui applaudissaient à 20 heures. Je voulais mettre la Tour Eiffel en arrière-plan. L’applaudissement d’habitude durait quelques minutes ou secondes.
J’ai vu une femme au balcon et j’ai eu la sensation qu’elle allait applaudir. Ce jour-là, j’avais peur de prendre des photos parce que je sentais la pression du temps limité. En une minute, j’ai finalement pris plus que 300 photos, dont 5 publiables. Cet épisode m’a replongé dans ma vie en Syrie. Je suis rentré à la MDJ de la même façon que je rentrais dans mon abri… »
Les journalistes que j’ai interviewés n’envisagent pas différemment l’exil et le journalisme depuis la pandémie et le confinement. La crise leur a donné la possibilité de mieux comprendre leur identité d’exilé ainsi que de confirmer l’importance de leurs actions en tant que journalistes.
Photo prise par Mohammed de l’applaudissement de 20h avec la Tour Eiffel en arrière-plan. Avril 2020. EPA-EFE/MOHAMMED BADRA