Journalisme participatif, journalisme amateur ou journalisme citoyen en version française, participatory journalism, grassroots journalism, citizen journalism, en version originale, toutes ces expressions ont fait florès dans les années 2000. Elles tendent à désigner un même phénomène au final : l’intervention de non-professionnels dans la production et la diffusion d’informations d’actualité. Si une telle définition peut convenir, dans l’absolu, à tous les types de supports médiatiques (presse, radio, télévision), force est de constater que l’emploi des expressions précitées a été contemporain du développement de l’Internet. Plus précisément, l’idée même d’un journalisme participatif a véritablement pris son essor avec la vogue autour du Web 2.0 : les facilités de publication en ligne procurées par les blogs ou les plateformes dédiées ont alors laissé espérer une prise en main de l’information par tout un chacun. Près de dix années plus tard, qu’en est-il advenu ? En nous centrant principalement sur les sites de journalisme participatif, notamment en France, nous verrons qu’à une phase initiale largement baignée d’utopie a succédé une intégration progressive par les professionnels de l’information et l’industrie des médias. Pour autant, il reste du projet participatif de départ des originalités susceptibles à la fois de renouveler les pratiques journalistiques et d’offrir des espaces pour une information alternative.
2000, année zéro du journalisme participatif dans le monde
Précurseur en matière de journalisme participatif à travers le monde, le site OhMyNews (du nom de son initiateur, le journaliste Oh Yeon-ho) naît en 2000, en Corée du Sud. Constitué d’une équipe rédactionnelle de quelques professionnels, il se distingue surtout par le fait d’accueillir des articles de centaines et bientôt milliers d’internautes. Son heure de gloire viendra assez tôt : en 2002, le Président nouvellement élu, Roh Moo-hyun, largement soutenu par cette nouvelle publication aux opinions progressistes dans un paysage médiatique largement conservateur, lui accorde sa première interview.
En parallèle, le journalisme participatif s’est développé par l’intermédiaire des blogs. Cette forme d’autopublication est apparue dès les années 1990, mais c’est surtout avec les attentats du 11 septembre 2001 qu’elle va être saisie comme un espace pour la délivrance de nouvelles, des nouvelles complémentaires voire opposées à celles diffusées par les médias professionnels (Le Cam, 2010). Dans le même esprit, les warblogs permettront à des militaires de livrer leur propre récit du conflit irakien de 2003, souvent en contradiction avec la parole officielle reprise dans les médias dominants.
Les premières initiatives en matière de journalisme participatif sur l’Internet sont donc largement tournées vers le projet de bâtir un espace d’information alternatif, voire un espace de contre-information, vis-à-vis du système médiatique établi. Elles vont alimenter l’imaginaire d’une possible révolution dans l’information, révolution annoncée avec grand fracas dans les multiples discours forgeant l’imaginaire du Web 2.0, au milieu des années 2000. Concernant le journalisme en particulier, des essais aux titres évocateurs tels que We the Media (Gillmor, 2004) ou La révolte du pronétariat (Rosnay, 2006) vont rencontrer un grand écho. Ce dernier ouvrage, qui annonce le remplacement des médias de masse par de nouveaux médias des masses, est particulièrement intéressant à observer. Il est en effet l’œuvre de deux personnes, Joël de Rosnay et Carlo Revelli, qui ont en quelque sorte souhaité mettre leur théorie en pratique, lançant en 2005 le site AgoraVox, présenté comme la « première initiative européenne de journalisme citoyen gratuit à grande échelle » (cité dans Trédan, 2012).
Une telle utopie, que l’on peut résumer par la formule du « tous journalistes », ne s’est pas complètement réalisée. S’il est indéniable que les blogs et les sites de journalisme participatif ont permis à des milliers d’individus de s’exprimer à propos de l’actualité à travers le monde, ce mouvement n’a pas touché l’ensemble de la population, loin s’en faut. La rédaction d’articles ou de reportages audiovisuels en ligne est restée l’apanage d’une minorité d’individus, des individus appartenant principalement aux franges intellectuelles de la population (Rebillard, 2007), y compris dans les pays comme la Corée du Sud où le phénomène était le plus ancien (Song, 2011). En réalité, davantage que la création de contenus d’actualité par des amateurs, le journalisme participatif s’est de plus en plus orienté vers une intégration des contributions des internautes par les professionnels, aux stades de l’édition et de la diffusion des nouvelles.
2006-2008, déploiement du « participatif encadré » en France
Assez radical dans sa conception du journalisme participatif, le fonctionnement d’AgoraVox repose sur une médiation professionnelle minimale. Les responsables du site qui, fait notable, ne mettent pas en avant un statut de journaliste, assurent essentiellement un rôle de gestion et d’agencement des contenus. Leur regard éditorial sur les articles proposés par les internautes se limite pour l’essentiel à s’assurer de leur conformité avec le droit, dans le but de prévenir des propos illicites.
Les sites de journalisme participatif qui vont prendre la suite d’AgoraVox en France, privilégieront une approche beaucoup plus hybride entre le versant amateur et le versant professionnel. Un premier exemple viendra du Bondy Blog : à l’origine blog d’un journaliste de l’hebdomadaire suisse Le Temps destiné à relater de l’intérieur la vie dans les quartiers populaires français, ce site accueillera à partir de 2006 de jeunes rédacteurs amateurs formés au journalisme par des professionnels (Sedel, 2011). Créé en mai 2007, le site Rue 89 emploiera la formule de « participatif encadré » pour qualifier son mode de fonctionnement : désormais, les journalistes professionnels (Rue 89 a été fondé par d’anciens membres de la rédaction du quotidien imprimé Libération) filtrent puis accompagnent les contributions de tous ordres (des simples commentaires aux propositions d’articles intégralement rédigés) en provenance des internautes. En septembre 2007, un autre site participatif est mis en ligne : Le Post. Édité par Le Monde Interactif, filiale des groupes Le Monde et Lagardère, Le Post est pourtant lancé dans une assez grande discrétion. Peut-être parce que son modèle «pro-am » ne sied pas tout à fait aux pratiques journalistiques de la vénérable maison-mère et de son quotidien national toujours considéré comme le « journal de référence » en France ? Pourtant, Le Post abrite bien une rédaction de journalistes professionnels. Mais à l’instar de Rue 89, qui revendique une « info à trois voix », Le Post héberge également sur son site web des contributions d’experts et d’internautes. Ceci amène à faire apparaître les informations mises en ligne sous plusieurs labels : « Info Rédaction » pour les articles directement rédigés par les journalistes professionnels ; « Info Invité » pour les billets des experts ; « Info vérifiée » pour les contributions d’internautes contrôlées et éditées par la rédaction du Post ; « Info brute » pour les contributions d’internautes non vérifiées et délaissées dans les blogs hébergés par le site.
Le fait de laisser la plupart des contributions amateurs dans les tréfonds du site, pour ne laisser accéder à la Une que les articles validés par les journalistes professionnels, peut s’expliquer par une difficulté à vérifier un flot incessant d’informations mises en ligne. Il peut aussi reposer sur des raisons juridiques : au sens de la loi pour la confiance dans l’économie numérique de 2004, Le Post est dans un cas (blogs) un simple hébergeur, dans l’autre (mise en Une) un éditeur avec une responsabilité de publication plus immédiate. Toutefois, au-delà de ces raisons, une telle mise à distance traduit une césure entre amateurs et professionnels sur les sites de journalisme participatif, qui ne va cesser de s’accroître.
Les deux sites développés l’année suivante vont être assez révélateurs d’un tel mouvement. Mediapart, avec à sa tête l’ancien directeur de la rédaction du Monde, va dès sa naissance en mars 2008 tracer une frontière sur son site : la partie Le Journal, composée des articles rédigés par les journalistes professionnels, est clairement séparée de la partie Le Club, dédiée aux internautes-abonnés. Une frontière autant symbolique que pécuniaire puisque l’accès aux pages du Journal est payant tandis que le reste est gratuit. De son côté, Arrêts sur Images est devenu un site web en tant que tel en janvier 2008 après la fin de la diffusion, sur France 5, de l’émission de télévision éponyme. En réalité, il existait déjà un forum internet de l’émission, auquel les journalistes participent d’ailleurs toujours assez activement, et un blog. Mais le développement du site s’est lui appuyé sur la réalisation d’articles et de programmes audiovisuels réalisés spécifiquement pour le Web, et exclusivement par les membres de la rédaction.
Cette dernière initiative (Arrêts sur Images) n’est d’ailleurs pas explicitement revendiquée par ses auteurs comme participative, à la différence des précédentes. On peut toutefois leur trouver comme dénominateur commun à l’époque d’avoir voulu s’opposer au système médiatique dominant : plus précisément, dans la foulée de l’élection présidentielle de 2007, Rue 89, Mediapart et Arrêts sur Images se sont ouvertement placées comme des alternatives à des médias traditionnels censés être inféodés au Président Sarkozy.
2011-2012, une normalisation du journalisme participatif ?
Un quinquennat plus tard, la double posture du journalisme participatif, consistant à mixer le professionnel et l’amateur et à révolutionner l’information, semble s’être en partie diluée dans l’appellation bien plus vague de sites pure players. Ceux-ci se sont multipliés tout en semblant se normaliser de plus en plus, comme en témoigne leur intégration au sein de groupes établis dans les industries médiatiques. Pour autant, dans un tel cadre, ils peuvent aussi importer des façons originales de concevoir l’information.
La période joignant la fin de l’année 2011 et le début de l’année 2012 (voir la frise chronologique interactive in Robin, Bourdier, 2012) aura été marquée par une grande agitation dans la branche industrielle — on peut désormais la qualifier ainsi — du journalisme participatif. D’une part, deux des sites historiques du journalisme participatif en France sont happés par de grands groupes de presse : Rue 89 est racheté par le groupe Le Nouvel Observateur en décembre 2011 (ce groupe avait déjà lancé une extension participative de son magazine amiral en mai 2011 avec Le Plus); et en janvier 2012, Le Post cède sa place au sein du groupe Le Monde à la version française du Huffington Post, dédié aux « infos de dernière minute et [aux] opinions » et dirigé par Anne Sinclair, journaliste elle-même très médiatisée. D’autre part, deux nouveaux sites participatifs sont lancés, durant le même mois de novembre 2011, par des journalistes professionnels : Newsring propose des débats autour de l’actualité avec les internautes, débats initiés par des experts et « orchestrés » par des membres de la rédaction; Quoi.info se situe davantage dans le registre de l’information-service, une information produite par des journalistes professionnels et complétée graduellement par les internautes en fonction de leur statut « d’amateur, de connaisseur, ou d’expert ». Ce dernier exemple de site, qui repose sur un système complexe d’acquisitions de points et de badges par les internautes, illustre une sophistication croissante des procédures d’encadrement de la participation.
On semble ainsi assister à une professionnalisation et à une rationalisation de l’intégration des contributions des amateurs, de plus en plus enchâssées dans le workflow des sites de journalisme participatif. Ces « nouvelles rédactions en réseau », qui organisent l’appel à des contributions extérieures sur un modèle à la fois proche et distinct des rédactions de la presse magazine, peuvent être vues comme des laboratoires où s’expérimentent des modalités de travail originales pour le journalisme (Charon, 2012). En se nourrissant ainsi auprès des internautes, elles parviennent apparemment à proposer des informations originales : une étude comparative des contenus des sites d’actualité français montre ainsi que les sites participatifs, soit très encadrés par des professionnels comme Rue 89 soit beaucoup plus ouverts comme AgoraVox, constituent avec les blogs les principaux foyers de diversité éditoriale sur le web (Marty et al., 2012). Leur intégration au monde professionnel sera-t-il en définitive un aller simple pour l’industrie des médias ? N’auront-ils pas la possibilité de favoriser la diffusion d’innovations éditoriales en retour ? Des études ultérieures, sur la trajectoire du journalisme participatif dans les années à venir, pourront fournir des réponses à ces questions.
(source: Franck Rebillard, professeur à l’Université Sorbonne Nouvelle Paris 3 : « Le journalisme participatif : définition, évolutions, état des lieux »
http://www.ina-expert.com/e-dossier-de-l-audiovisuel-journalisme-internet-libertes/le-journalisme-participatif-definition-evolutions-etat-des-lieux.html)